Marie Fontaine Auteur

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EXTRAITS


Le sable amoureux (texte intégral)

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© Octobre 2015 Marie Fontaine

Le bouquet de roses rouges posé à côté de lui attend. Par intermittence, le papier de soie qui l’entoure s’agite, bousculé par une rafale de vent. Il est assis depuis des heures, talons profondément ancrés dans le sable, comme s’il voulait freiner, s’empêcher d’aller plus loin, jusque dans le sein de la mer, et s’y laisser engloutir. Ses genoux, légèrement repliés, supportent le poids mort de ses avant-bras. Ses mains flottent dans le vide, algues aériennes. Inutiles. Si elles ne peuvent plus la caresser, elles ne servent à rien. À rien, même pas à écrire. Il n’a plus touché à son clavier depuis trois mois et des poussières. Il pleure, tête droite, immobile, insensible aux gifles du souffle salé qui monte du large. Il pleure, incapable d’endiguer le flot qui déborde hors de son être. Il ne veut pas pleurer, il sait que ça ne rime à rien, il ne fait pourtant que cela depuis qu’elle n’est plus là. Les larmes ont leur volonté propre, c’est comme ça, quand elles ont décidé de sourdre, elles font la sourde oreille, et rien ne les arrête.
 
L’humidité rampe sous le sable. Elle a mouillé le tissu de son jean, sous ses fesses. Son sexe s’est recroquevillé, il n’aime pas le contact du froid. Sous son manteau, une main de glace l’empoigne à la naissance de la gorge : l’eau de ses larmes qui, sans discontinuer, coulent sur ses joues, contournent la commissure des lèvres et se répandent sous le menton, puis glissent dans son cou et achèvent leur parcours en imbibant l’encolure de sa chemise. Il pleure. Si ça continue, il va se liquéfier. Après tout, pourquoi pas ? Ainsi, il pourrait s’unir à l’écume des vagues, et n’être rien d’autre que quelques molécules d’eau insignifiantes, bercées par le ressac. Peut-être oublierait-il, si seulement… Mais on dit que même l’eau a une mémoire.
 
Dans son dos, les pyramides de béton de la Grande-Motte noient leurs couleurs ternes dans la grisaille ambiante. La ville balnéaire fait une cure de silence et de solitude. Il est seul sur la plage. Normal. Presque personne ne s’y promène hors-saison. Il a jeté un coup d’œil au calendrier avant de sortir, en début d’après-midi. Il a vu quʼon était le 15 janvier. Son anniversaire. Aujourd’hui, elle aurait eu 35 ans. Le bouquet de roses, c’est pour elle. Quand la nuit sera tombée, dans à peine quelques minutes, il se lèvera et rentrera. La discrète marée de la Méditerranée emportera les fleurs. Il se lèvera et rentrera. Il est devenu quelqu’un d’automatique. Il pourrait, au moins une fois, dévier, improviser. Mais non. L’automatisme le rattraperait, il le sait. L’automatisme le garde en vie. En survie. En sursis.
 
Le soleil a sombré quelque part au loin, sans réussir à percer la ouate grise du temps maussade. Depuis l’accident – coïncidence ? –, la lumière du jour n’a plus voulu reparaître. Tout n’est qu’ombre et pénombre. Trois mois et des poussières que ça dure. Ses voisins autochtones n’ont jamais vu ça. Si les premiers temps ils ont éprouvé tristesse et compassion pour lui, « ce pauvre jeune monsieur » – quel malheur, une si belle femme, fauchée par un salaud de chauffard –, il sent bien qu’ils le considèrent à présent avec méfiance. Ils ont remarqué que le mauvais temps sévissait depuis qu’elle était morte. Ils ne sont plus qu’à deux doigts de la peur. S’ils se plantent dans son terreau, la haine germera. Il s’en fout. Rien ne pourrait lui faire plus de mal que son absence.
 
Dans le studio qu’ils avaient loué pour trois semaines de vacances estivales, qu’il ne peut se résoudre à abandonner, ses affaires traînent encore. Sa nuisette sur le lit. Sa tasse poissée de rouge à lèvres dans l’évier de la kitchenette. Sa brosse à dents sur le rebord du lavabo. Ces choses attendent patiemment qu’elle rentre, qu’elle les anime de ses doigts avant de les ranger à leur place. Elles peuvent attendre longtemps. Elle ne reviendra pas. Lui, il ne peut pas les toucher. Toujours pas. Il a essayé, ça l’a brûlé. Les choses se défendent ? Peut-être… Quoi qu’il en soit, elles sont incontestablement les plus fortes, il le sait ; les êtres disparaissent, les choses restent. Là-haut, à Paris, la rentrée des classes s’est déroulée sans elle. Ils ont sûrement trouvé un autre prof de français ; les êtres disparaissent, on les remplace… Avec tout ça, il a pris beaucoup de retard dans son planning. Là-haut, à Paris, on attend son nouveau roman. On attendra encore. Si malgré le froid, il passe une grande partie de ses journées dehors à arpenter la plage, c’est pour ne pas entendre les incessants coups de fil dont son éditeur le harcèle. Il pourrait débrancher le téléphone ; il préfère encore ses sonneries déplaisantes au silence. Il ne sait pas s’il aura un jour la volonté de se remettre à écrire. Depuis l’accident, ses doigts et son imagination sont au point mort.
 
La nuit tombe. Un jour de plus où la lumière est demeurée invisible, vaincue. Pourtant… Il lui semble que quelque chose change, ce soir. Un frémissement, en hauteur. Les nuages s’effilochent, s’estompent puis se dissolvent. Leur ombre de chiffon cède la place à une autre ombre, plus sombre, plus profonde. Pour la première fois depuis des mois, la nuit est nue. Quelque chose a changé, ce soir, mais les nuages reviendront au lever du soleil. Il le sait : ils reviennent toujours, aube après aube, depuis qu’elle n’est plus là. Il regarde le ciel et le voile de ses larmes étire le scintillement des astres ; des griffes de cristal lacèrent le noir. Il s’essuie les yeux, regarde encore. L’éclat des étoiles s’est figé. Leurs têtes de diamant sont clouées au néant. Il a mal.
 
« Elles sont belles, ces fleurs... C’est pour moi ? »
 
Il tressaille, lâche les étoiles, retombe sur le sable. Une silhouette a surgi devant lui. Confuse, angoissante, la masse sans limites de la mer ondule derrière elle. Elle ? L’apparition est floue, indécise, translucide. Il la reconnaît pourtant. Elle, c’est elle. Il pense qu’elle tente de se s’arracher à la glu de l’obscurité. Pour lui ? Il a les yeux qui piquent, comme si une pluie de sable, s’abattant sur eux, avait rayé leur surface. Il lutte contre une irrépressible envie de les fermer et de les frotter. Il a peur de perdre l’image s’il les ferme.
 
« Ce n’est pas moi qui tente de m’arracher à la glu de l’obscurité. C’est toi. »
 
Elle lit dans ses pensées ? Il se concentre, malgré l’eau glacée qui imbibe ses chairs et anesthésie ses sens. Il se concentre pour la retenir. Il essaye de la retrouver telle qu’elle était, juste avant le drame, mais constate, horrifié, que ses traits lui échappent. Il s’improvise archéologue et fouille les strates de leurs souvenirs communs, creusant jusqu’aux plus profondes ; il doit trouver matière à préciser l’image. Mais sa mémoire rechigne, rouillée, restée trop longtemps en stand-by. Il n’a pas pu la voir morte. C’était au-dessus de ses forces. Il n’a vu que le cercueil, déjà fermé, n’a jamais voulu croire qu’elle reposait dedans. Où était-elle partie ? C’est étrange, un cercueil. Ça escamote les corps, comme par magie, ça les fait se volatiliser dans une autre dimension, une autre réalité. Ça vous coupe pour toujours, brutalement, de ceux qu’il occulte. Plus jamais vous ne pourrez les toucher, les sentir, les goûter, les entendre, leur parler. Ce n’est pas ce que vous voulez, mais vous n’avez pas le choix. Il n’a pas voulu la contempler morte, afin de la garder vivante dans son esprit ; tant qu’il la « verrait » comme elle était avant l’accident, insouciante, rieuse, amoureuse, elle continuerait de vivre. Mais au fil des jours, l’image de son amour s’est estompée sans qu’il s’en rende compte. Insidieusement, le temps a usé et trompé sa volonté de la retenir. Sa vision s’est attachée à la nuit, et demeure insaisissable, comme maintenant. Il insiste. Peu à peu, à force de pousser sa mémoire dans ses retranchements, il parvient à exhumer quelques souvenirs, aux contours bien définis, des sédiments de l’oubli.
 
La silhouette se remplit de chair, se colore. Elle tombe à genoux sur le sable, devant lui, et lui sourit. « Tu vois que c’est toi qui cherches à me rappeler. Allons, encore un petit effort. »
 
Il tend les doigts pour la toucher. Ils suivent le contour de la chevelure, du visage, sans rien sentir, sinon la froidure de la brise marine. Il cherche le moelleux de sa chair, la tiédeur de son sang, en vain. « Encore un petit effort... » L’apparition avance la main, lui caresse la joue. « Tu piques ! Depuis quand ne t’es-tu pas rasé ? » Il ne sait pas. Il effleure sa barbe, c’est vrai qu’il pique. Il fouille encore dans ses souvenirs. Il retrouve la petite robe d’été blanche qu’elle préférait, celle qui tenait seulement par de fines bretelles nouées sur les épaules, celle qui mettait en valeur son hâle doré de blonde, celle qu’il aimait délacer et faire glisser le long de son corps, lentement, libérant d’abord les seins. Ses paumes se souviennent de leur fraîcheur humide, après de longues heures à baigner dans la mer.
 
La robe blanche habille la silhouette. Les yeux expriment leur joie, les mains lissent l’étoffe, heureuses. « Tu n’as pas oublié ! Tu n’as pas oublié que c’est ma préférée. Encore un effort... » Il ferme les yeux. Le goût de biscuit chaud de sa peau, le miel dans sa bouche, le parfum de sa nuque sous la masse des cheveux… Tous ses arômes sont soudain là, réels, si puissants qu’ils le font vaciller. Il rouvre les yeux. Elle est toujours là, cette fois entière, charnelle, auréolée d’une lumière si chaude que les ténèbres se rétractent. Elle se relève, se palpe, s’émerveille de son corps reconquis, dérobé à l’oubli. Elle esquisse quelques pas de danse autour de lui, en chantonnant. Sa voix chaude accompagne la rumeur de la mer. Ses pieds valsent sur  le sable.
 
« Tu ne tiendras donc jamais en place ? »
 
Il rit, sursaute, surpris par les notes de son propre rire. Lui aussi, il l’avait oublié.
 
« Jamais ! Bouger c'est vivre !
 
— Mais tu es… »
 
Il se mord les lèvres.
 
« Non, stop, ne le dis pas. Ce soir, je suis vivante. Vivante ! Tu m’entends ? »
 
Comment ne pas l’entendre ? C’est tout ce qu’il désire, l’entendre, encore et encore. Elle s’arrête, pivote sur elle-même, revient auprès de lui, s’agenouille à nouveau devant lui. Il empaume ses joues, elle sont douces et palpitantes. Sa peau, il peut enfin sentir la tiédeur de sa peau. Il écarte les genoux et se fait berceau pour l’accueillir. Elle s’assoit entre ses jambes, de dos contre sa poitrine. Il pose ses mains tremblantes sur ses épaules, enfouit son nez dans ses cheveux. Oh, cette soie… Elle parle. Il l’écoute. Elle dit que rien ne dure. Qu’il faut arrêter de vivre comme si on ne devait jamais mourir. Qu’il ne faut pas attendre que les choses disparaissent pour les désirer. Qu’il faut au contraire être attentif au monde et cueillir les fruits de l’instant présent, à plein cœur, à pleines mains. Elle dit que lire lui manque. Mais qu’heureusement, il lui reste le souvenir de toutes ses lectures. Elle dit aussi que "s’il n’y avait ni la mer ni l’amour, personne n’écrirait des livres1". Elle dit qu’il a la mer et l’amour, qu’il faut qu’il continue d’écrire. Que lorsqu’on a un don et qu’on ne s’en sert pas, c’est qu’on ne le mérite pas.
 
Il écoute son doux babil. Il se réchauffe à la chaleur de sa flamme. Un engourdissement délicieux saisit tout son corps. Il lui prend l’envie de s’allonger. Il s’allonge, sans ôter les mains de ses épaules. Elle se retourne, sourit, et vient se pelotonner sur lui, la tête nichée dans son cou. Il se sent bien, apaisé, comme jamais depuis trois mois et des poussières. Ce soir, il ne rentrera pas. Il n’est plus quelqu’un d’automatique. Il improvise. L’automatisme ne le rattrapera pas. Il glisse doucement dans les profondeurs accueillantes du sommeil…
 
Une sensation de chaud sur sa joue. Il ouvre les yeux avec difficulté ; ses paupières sont de plomb. Blanc. Lumière. Où est-il ? Il tourne la tête à droite. Le ciel. Bleu. Un soleil radieux déverse ses flots jusqu’à lui, allongé sur le sable humide et froid. C’est sa chaleur qu’il sent sur son visage. Il tourne la tête à gauche. La mer. Ses vagues, inlassables. Ses rumeurs, si proches, et l’instant d’après, si lointaines. Il essaye de bouger, laisse échapper un gémissement de douleur : tous ses membres lui font mal. On n’a pas idée de s’endormir sur une plage en plein mois de janvier. Il est recouvert de sable, comme s’il avait voulu s’en faire une couverture. Il se redresse sur ses coudes et brutalement, les souvenirs de la veille déferlent. Le choc est violent. Elle était là cette nuit, tout contre lui. Aucun doute. Il se rappelle sa tiédeur, son parfum. Il l’a tout entière au creux de ses paumes. Il ne doit pas la perdre. Pas encore. Il s’agite sur son lit d’arène, impatient. Le geste des doigts, des mains, revient. Ça le démange d’écrire, comme jamais auparavant. Il est urgent qu’il s’y remette. Écrire… Vite.
 
Écrire.


1Citation extraite de Yan Andréa Steiner, de Marguerite Duras, 1992 Éditions P.O.L.
 
© Octobre 2015 Marie Fontaine

31/10/2015
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FANT'EASY, extrait du recueil de nouvelles Pentatracks

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© 2014 Marie Fontaine

 

Dans la cabine, tout se déclinait en noir ; le sol, les murs, le plafond. Le mobilier se réduisait à sa plus simple expression : une tablette encombrée d'appareils étranges, une couche en forme d’œuf remplie d'une matière, noire elle aussi, évoquant la texture du sable. Le client refréna un mouvement d'appréhension ; quels abysses se dissimulaient sous l'infinité de ces grains d'ombre ? Il prit une profonde respiration et glissa une main. La sensation, inédite, le surprit. Du plus loin qu'il se souvînt, jamais il n'avait rien éprouvé d'aussi doux et voluptueux. La sensualité de l'impression se propagea au reste de son être. Ses inquiétudes s'atténuèrent. Il n'eut plus qu'un seul désir ; se plonger entièrement dans la masse si accueillante. Curieusement, à la pensée de son corps enseveli sous le sable, un frisson d'un tout autre genre lui laboura l'échine, glacé, messager d'un prélude de mort. Troublé, il se demanda s'il n'allait pas finalement renoncer.

 

© 2014 Marie Fontaine

 

La chanson dont je me suis inspirée pour Fant'easy :

Mathématiques souterraines, par Hubert-Félix Thiéfaine

 


 

 


17/07/2014
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La Valse des petits rôles

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Extrait d'un roman en cours d'écriture, La Valse des petits rôles...

 

© 2014 Marie Fontaine

À peine la porte close, son masque de sang-froid tombe dans un soupir de soulagement : elle peut enfin donner libre cours à l’émoi profond dont elle a réussi à ne rien laisser transparaître jusque-là. Elle n’est pas de bois : la séance de pose au cours de laquelle elle s’est retrouvée nue lui a échauffé les sangs. Le regard de Martine effeuillant chaque parcelle de sa peau la poursuit de ses assiduités imaginaires. Il la tord sous un désir incisif qui lui empoigne le ventre et lui mord les lèvres, la presse et la bouscule comme un amant trop impatient. Elle ferme les yeux. Adossée au lavabo pour ne pas vaciller, elle se soumet à l’empire de ses sens tourmentés. Dans le noir de ses fantasmes en huis-clos, des regards anonymes se multiplient sur sa nudité, des bouches s’entrouvrent, des mains se dressent, des voix se lèvent. On l’admire de toutes parts, on la convoite, on la veut. Elle, ne voudrait que Martine, à la fois si proche et si lointaine dans la pièce à côté, Martine qui sans le savoir se dérobe à sa faim et la rend folle de ne pouvoir encore goûter à sa tendre écorce de femme. Mais voici que ses fantômes intimes se rapprochent, la frôlent, l’assiègent d’une promesse d’apaisement. Elle lâche prise. Le feu de son imagination la précipite dans le tourbillon d’une ronde galante. Elle tangue de corps en corps, peau contre peau, moiteur contre moiteur. Des doigts s’égarent sur elle...

© 2014 Marie Fontaine

 

 


15/07/2014
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